Enquête | Depuis début novembre, le spectacle Carmina Burana remplit les zéniths de France. Mais cet engouement pour le ballet classique cache les conditions de travail déplorables d'artistes venus d'Europe centrale et de l'Est. Deux danseuses ont témoigné auprès de la CGT qui a saisi l'inspection du travail.
C'est devenu un classique des fins d'années plébiscité par les Français : des ballets de référence interprétés par des compagnies, aux noms apparemment prestigieux. Le film Black Swan ayant relancé l'intérêt du public pour ces spectacles. Mais en coulisses, les artistes déchantent. Deux danseuses originaires des ex-républiques soviétiques viennent ainsi de révéler les conditions de travail déplorables d'un Carmina Burana à succès.
Ecoutez ici le reportage radio de France Culture}}}
Carmina Burana : le bon filon de la foire aux ballets russes
Depuis près de dix ans, des dizaines de compagnies sillonnent la France au moment des fêtes pour offrir un Lac des cygnes, un Casse-noisette, Giselle ou la Belle au bois dormant. A chaque fois, l'affiche fait rêver avec une référence à un Saint-Petersbourg Ballet Theatre, un Moscou Theatre Ballet, un Ballet de Kiev, un Ballet de Sibérie, ou comme pour le Carmina Burana, un opéra national de Russie. Sauf que dans presque tous les cas, ces appellations ne correspondent à rien, car les danseurs sont recrutés en France, par des maisons de production françaises, même s'ils viennent des anciennes républiques soviétiques.
Pas étonnant qu'Aramé production programme jusqu'au mois de mai, cinq spectacles de ce type : outre le Carmina Burana, il y a un Casse Noisette, un Lac des cygnes ou un Anna Karénine. Des spectacles qui, à en croire le site internet de la production, affichent complet dans bien des villes. Chaque soir, 6 000 à 13 000 spectateurs paieraient leur place entre 40 et 65 euros. Les bénéfices de ce genre de tournées sont donc sans doute conséquents.
Pour de nombreux artistes, avoir la possibilité de danser tous les soirs pendant trois mois est une expérience très intéressante et beaucoup se bousculent pour les auditions. Sauf que la production le précise dès le départ : si l'entreprise est française, les artistes doivent tous être russophones. Ce sont donc la plupart du temps des artistes venus de Biélorussie, du Kirghizstan ou d'Ukraine qui sont au cœur de ces spectacles, sans parler le français et surtout sans connaître le droit français.
"Un seul repas par jour et un seul jour de repos en plus d'un mois"
Peu informés sur leurs droits, rares sont les artistes de ces "ballets russes" qui acceptent de parler. Il a fallu une jeune danseuse ukraino-américaine pour révéler l'envers du décor de ces tournées. Carmina Burana est ainsi une tournée de 3 mois sans feuille de route pour les artistes, avec un seul jour de repos par semaine et une vingtaine de danseurs qui ne sont payés que 60 euros net par représentation.
Malgré le salaire dérisoire proposé, la jeune danseuse ukraino-américaine a accepté début septembre 2017, pour l'expérience et pour pouvoir travailler avec une chorégraphe connue et spécialiste des ballets russes. :
Dès le départ, c'était n'importe quoi. On répétait au palais des Congrès à Paris et nous étions logés en banlieue, à une heure et demi de route. On nous trimbalait dans des minibus où nous n'avions pas tous de places assises. Arrivée à 9 heures du matin, nous n'avions pas le temps de nous chauffer et nous dansions jusqu'à 9 heures du soir, sans planning, avec un seul repas par jour et un seul jour de repos en plus d'un mois.
Plus la première se rapproche, plus les danseurs sont fatigués. Mais surtout, la production ne respecte pas les règles en vigueur pour un plateau de danse. Les techniciens interviennent alors que les danseurs sont en répétition générale, le décor sur lequel il faut danser est instable, et il n'y a pas de temps pour s'habituer aux masques. Résultat : 3 danseurs sur 19 se blessent.
Il y a eu ce garçon qui est tombé à cause de son masque. Mais ils n'ont pas arrêté la répétition, la musique a continué et le pauvre a dû danser en boitillant. A la fin, son pied était bleu. Il voulait voir un docteur, mais la production a dit : pas la peine, on va prendre une photo de ton pied et on va l'envoyer à un médecin. On te mettra une crème ! raconte la même danseuse du Carmina Burana