À la Philharmonie de Paris, l’œuvre célébrissime de Maurice Ravel devient le point de rencontre évident où se retrouvent les multiples inspirations du compositeur, dont on célébrera l’année prochaine le 150e anniversaire.
Une flûte et une clarinette, un basson puis une nouvelle clarinette, petite cette fois, suivie d’un hautbois d’amour puis d’une trompette à laquelle succèdent deux saxophones, ténor et soprano. En soubassement, un ostinato entêtant à la caisse claire soutenu par des vents, avant que les cors viennent ponctuer la phrase rythmique. Petit à petit, l’orchestre s’anime autour des deux thèmes exposés, cordes, bois, cuivres, percussions, tout prend vie dans un kaléidoscope de couleurs qui culmine, aux toutes dernières mesures, dans une modulation unique.
On en connaît rebutés voire hérissés par ce long crescendo « vide de musique », comme s’en amusait Maurice Ravel. La faute à cette stagnation harmonique à vocation hypnotique qui semble vouloir nous enfermer, nous envoûter. Il faut savoir s’y laisser prendre.
De toute évidence, beaucoup ont succombé au charme vénéneux du Boléro (si bien que l’on en vient à douter qu’il puisse y en avoir d’autres), l’un des rares morceaux de musique « sérieuse » devenu succès mondial cuisiné à toutes les sauces, jusqu’à soulager les attentes pénibles sur des répondeurs peu inspirés.
Mais le Boléro ne serait-il pas bien plus que cela, la composition qui synthétise le mieux l’art de Maurice Ravel dont les raffinements harmoniques sont pourtant légion, du piano solo de Gaspard de la nuit à la profusion orchestrale de Daphnis et Chloé en passant par le capiteux quatuor à cordes ? C’est la question somme toute audacieuse que soulève la captivante exposition que consacre la Philharmonie de Paris à cette pièce indémodable, en prélude aux festivités qui marqueront, en 2025, les 150 ans de son illustre compositeur.
Porte d’entrée idéale pour saisir le mystère Ravel
Une manière pour la Philharmonie de pénétrer l’intimité de Maurice Ravel, personnage aussi fantasque que discret, perfectionniste à l’âme d’enfant attiré autant par les cultures populaires (lire ci-contre) que par la modernité industrielle. Le Boléro, « arrivé par accident » selon les mots du commissaire Pierre Korzilius, est une œuvre de la maturité, composée en 1928, cinq avant la première manifestation des troubles cérébraux dégénératifs qui auront finalement la peau du musicien à 62 ans, en 1937.
Pour peu qu’on s’y laisse guider, il apparaît évident qu’elle ramasse en quelque sorte toutes ses influences et se révèle la porte d’entrée idéale pour saisir le mystère Ravel. L’exposition nous y enjoint en sériant par tableaux les différentes facettes de l’œuvre.
Avec, en ouverture, les conditions édifiantes de sa genèse. Commandée par la danseuse Ida Rubinstein, star des Ballets russes instruite par les théories sur la danse élaborées par Paul Valéry, et chorégraphiée par Bronislava Nijinska, sœur du célèbre Vaslav Nijinski, puis créée sous les ovations, le 22 novembre 1928, à l’Opéra Garnier, l’œuvre repose sur un argument rudimentaire : « Dans une taverne d’Espagne, on danse sous la lampe de cuivre au plafond. Aux acclamations de l’assistance, la danseuse a bondi sur la longue table et ses pas s’animent de plus en plus. »
Déjà l’Espagne, à laquelle le Basque restera fidèle tout au long de son œuvre (Pavane pour une infante défunte, l’Heure espagnole, Rapsodie espagnole…), empruntant à la péninsule ses teintes chaudes auxquelles fait écho la Lola de Valence de Manet, judicieusement empruntée au musée d’Orsay.
Un pur pari formel
C’est ensuite l’enfance, toujours tapie chez Ravel, dont témoignent les multiples jouets mécaniques, figurines et casse-tête qu’il amasse et aligne avec méthode dans son antre de Monfort-l’Amaury, maison – et désormais musée — entretenue avec un souci maniaque du détail. Une manie ludique qui présidera au pari esthétique du Boléro, pur pari formel. 1928, c’est aussi l’année où Ravel effectue une tournée triomphale aux États-Unis, profitant du séjour pour visiter les usines Ford, fasciné par ces ogres d’acier : « C’est splendide, comme Metropolis… et aussi horrible », écrit-il à son frère.
De fait, le Boléro transpire d’un aspect motorique par un martèlement rythmique qui n’est pas sans faire écho à ce que tenteront, cinquante ans plus tard, les minimalistes américains, signant en quelque sorte la radicale modernité de la partition.
Un « horloger suisse », moquait Igor Stravinsky qui avait parfaitement cerné le perfectionnisme de son contemporain. « Une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son », écrivait à propos du Boléro Jean Echenoz dans son Ravel (2006, éditions de Minuit). Quoi qu’il en soit, l’exposition conforte le sentiment d’une perfection musicale à laquelle tient sûrement l’incroyable postérité de cette œuvre inusable.
« Ravel Boléro », au musée de la Musique, Philharmonie de Paris, jusqu’au 15 juin. À voir aussi, l’excellent film d’Anne Fontaine, Bolero, avec Raphaël Personnaz, impeccable dans le rôle de Ravel.