150 ans après sa création, Carmen plus que jamais héroïne féministe (14/03/2025)
Cent cinquante ans après sa création, le chef-d’œuvre de Georges Bizet reste l’opéra phare du monde lyrique. Jamais démenti, son succès repose sur une musique inoubliable et un livret sulfureux mettant en scène la liberté d’une femme jusqu’à sa mort fatale. Un propos très actuel qui impose chez les contemporains un mot nouveau : féminicide.
Des airs sifflés à la cantonade et repris à toutes les sauces, l’œuvre la plus jouée du répertoire lyrique, adaptée plus de 80 fois à l’écran, avec, cette année, quelque deux cents représentations à travers le monde sous des formes grandioses ou plus rudimentaires : cent cinquante ans après sa création, Carmen ne cesse de fasciner. Et son héroïne de défier la morale. La responsabilité de cette inusable postérité incombe à deux littérateurs et un musicien, les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy, piliers de l’Opéra-Comique, et le jeune compositeur Georges Bizet, mort d’épuisement à 36 ans seulement, trois mois après la création éreintante de son chef-d’œuvre.
À partir de la nouvelle de Prosper Mérimée, le trio a tissé une histoire célèbre, celle d’une Bohémienne qui fait ostensiblement chavirer les cœurs, dont celui du brigadier Don José. Face aux hommes, aux mœurs, aux lois, à l’amour comme à la mort, elle affirme une liberté farouche qui lui vaudra de finir assassinée par son soupirant. Ce symbole autorise toutes les relectures dont celles d’une génération féministe bien décidée à troquer le vieux crime passionnel contre un féminicide en bonne et due forme. Une manière de réactualiser le parfum de scandale qui flottait sur la salle Favart de l’Opéra-Comique le 3 mars 1875, en inversant en quelque sorte les stigmates.
« Célimène de trottoir »
Car dès la création de l’œuvre, les conservateurs oublient le meurtre de Carmen, banalisé, préférant surenchérir dans l’injure contre ses auteurs et rivaliser de misogynie contre l’héroïne, « chatte coureuse de gouttières », « courtisane de taverne », « ignoble gueuse », « Célimène de trottoir » en proie à des « fureurs utérines », liste l’historien Hervé Lacombe, biographe de Bizet et auteur de « « Carmen » à sa création. Une Andalousie âpre et fauve » (Actes Sud), ouvrage exhaustif sur cette première mythique. « Une partie de la presse catholique a réagi violemment parce que, traditionnellement, à l’Opéra-Comique, on représentait des paysans bien gentils qui suivaient l’ordre établi. Là, on nous montre des ouvrières qui sortent d’une manufacture, très libres dans leur comportement, et dont Carmen est l’emblème », expose-t-il.
Le Palazzetto Bru Zane, institution vénitienne chargée de faire vivre le répertoire romantique français, s’est donné pour mission de ressusciter cette première dans une mise en scène « historiquement informée » confiée à Romain Gilbert, avec des costumes de Christian Lacroix. Créée à l’Opéra de Rouen puis donnée à l’Opéra royal de Versailles en début d’année, la production parcourra le monde, du Vietnam à la Grèce en passant par la Chine et les États-Unis. La mezzo-soprano Éléonore Pancrazi s’est vu confier le rôle-titre à Versailles, « l’expérience la plus extraordinaire de ma vie », lâche-t-elle. Investir un tel rôle dans une telle production, c’est forcément se confronter à la première Carmen de l’histoire, Célestine Galli-Marié, vedette des tréteaux qui joua un rôle considérable auprès du républicain Bizet avant d’essuyer les crachats de la presse réactionnaire pour son incarnation sensuelle.
« C’est une star de la troupe de l’Opéra-Comique, considérée aux yeux de la société comme une courtisane. Elle représente sur scène une personnalité libre qui ne dépend que d’elle-même, qui n’est pas mariée, n’a pas d’enfants et donc pas de place dans la société. La voir s’enflammer pendant trois heures pour finalement recevoir le coup de grâce parce qu’elle n’acceptera jamais de se soumettre, même pour se sauver, c’est un message extrêmement fort pour la société parisienne de l’époque », analyse Éléonore Pancrazi. Dans son ouvrage, Hervé Lacombe n’hésite pas à intégrer l’héroïne « dans l’histoire plus large de la représentation des femmes scandaleuses », citant l’« Olympia » de Manet ou le haut-relief « La Danse » de Jean-Baptiste Carpeaux, œuvres à la veine réaliste qui dynamitèrent la représentation du féminin.
« Réappropriation par des corps féminins »
Mais c’est surtout sur la tension entre une musique à la vitalité débordante, avec ses airs fameux (la habanera, l’air du toréador, la séguédille, chanson bohème), et une histoire tragique, voire morbide, que s’est construite la renommée de l’opéra. C’est elle qui, précisément, décidera le philosophe allemand Friedrich Nietzsche à renier son wagnérisme. C’est encore cette tension qui pousse aujourd’hui des metteurs et metteuses en scène à relire l’œuvre. Parmi eux, François Gremaud qui a entrepris une trilogie autour des héroïnes des arts classiques, avec l’ambition d’y questionner la représentation des femmes : Phèdre pour le théâtre, Giselle pour la danse, et l’inévitable Carmen pour l’opéra.
Conformément à une méthode éprouvée, il investigue l’opéra à travers un seul interprète, en l’occurrence Rosemary Standley, chanteuse des groupes Moriarty et Birds on a Wire. « On raconte l’œuvre en se proposant de faire revivre la première représentation. Avec l’idée de ne pas lui faire dire autre chose que ce qu’elle raconte, mais de faire au plateau un geste de réappropriation par des corps féminins de ces fantasmes et désirs masculins. » Une vision qui rencontre les préoccupations très actuelles autour de la mise à mort, au baisser de rideau, de l’héroïne : « La lecture qu’on peut faire de l’œuvre, non plus d’un crime passionnel mais d’un féminicide, n’est pas qu’une portion de l’histoire : la version de Meilhac et Halévy raconte l’histoire d’un féminicide avec tout ce que cela sous-tend », insiste-t-il.
Extraire Carmen de son jus exotique
De là à faire de l’œuvre un opéra féministe, n’y a-t-il qu’un pas ? « Je ne sais pas si Bizet était complètement féministe, mais il a défendu son opéra et son interprète jusqu’au bout. Il y a indéniablement quelque chose de l’identification du compositeur à son œuvre et à son héroïne », soutient Rosemary Standley. Vient rapidement à l’esprit de la chanteuse l’affaire de Mazan et les nombreux viols commis sur Gisèle Pelicot. Elle signale une phrase terrible du mari : « Soumettre une femme insoumise, c’était mon fantasme. »
Puis elle s’interroge : « Que faire de ces hommes qui ne supportent pas qu’une femme leur tienne tête ? C’est ce qui ressort du procès de Mazan : le mari voulait réduire à néant une femme puissante. » Un écho bien contemporain qui tend à extraire Carmen de son jus exotique pour en faire une incarnation du combat pour la dignité des femmes, d’hier comme d’aujourd’hui.
Carmen, un chef-d’œuvre qui laisse perplexe

Ses qualités se retrouvent dans son œuvre la plus célèbre : Carmen, d’après une nouvelle de Prosper Mérimée. Cet opéra, aujourd’hui mondialement connu, a pourtant rencontré l’incompréhension de certains critiques et d’une grande partie du public, lors de sa création le 3 mars 1875 à l’Opéra Comique. Les spectateurs ne se sont pas laissés convaincre par l’influence hispanique de sa musique, caractéristique du romantisme, ni par la puissance dramatique de l’œuvre. Les étrangers sont plus ouverts et réservent un triomphe à l’opéra de Bizet. Ce n’est qu’après avoir été salué à l’étranger par des musiciens comme Wagner, Brahms ou Tchaïkovski, ou par le philosophe Nietzsche, que Carmen est de nouveau représenté à Paris, en 1883, et triomphe durablement. Bizet rencontre enfin le succès tant attendu… mais n’est malheureusement plus là pour en profiter. Il meurt brutalement d’une crise cardiaque le 3 juin 1875, trois mois jour pour jour après l’échec de la première de Carmen.
GEORGES BIZET
Alexandre-César-Léopold Bizet, plus connu sous le nom de Georges Bizet, est un compositeur français né le 25 octobre 1838 à Paris et mort le 3 juin 1875 à Bougival.
Il est un des compositeurs les plus connus de la période romantique
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