Maurice Ravel, méticuleux mais hypersensible (26/03/2024)

Né à Ciboure (près de Saint-Jean-de-Luz) le 7 mars 1875, Maurice Ravel est le fils d’un ingénieur et de sa femme qui s’installeront à Paris rapidement après l’arrivée de l’enfant. Ils encourageront tôt les dons pour la musique de leur fils, qui prend des leçons de piano dès l’âge de sept ans. À onze ans, son père l’inscrit dans la classe d’harmonie de Charles René. Malgré une nature insouciante, Ravel s’essaye à la composition et se fait remarquer rapidement. Mais comme il le reconnaîtra plus tard, sa faiblesse est qu’il développe également... "la plus extrême paresse".

En 1888, il rencontre un pianiste espagnol, Ricardo Vines. Leur passion de la musique et une profonde amitié les unissent. Ils sont reçus tous deux à l’examen d’entrée au Conservatoire en 1889. L’exposition universelle de 1889 leur ouvrira des horizons nouveaux et ils s’intéressent au charme des musiques et rythmes exotiques. Ils apprécient également les écrivains contemporains tels que Baudelaire, Mallarmé. Cette curiosité donnera à Ravel une vaste culture générale à la fin de ses études.

Source France Pitorresque

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Une entrevue avec Emmanuel Chabrier en 1893 influencera fortement Ravel qui composera ainsi sur des rythmes espagnols sa Sérénade grotesque. Son père lui présentera aussi en 1893 un pianiste excentrique : Erik Satie qui a une grande influence sur de nombreux musiciens de l’époque : il est considéré (à son insu) comme le chef de file de plusieurs courants d’avant-garde. Les œuvres écrites par Ravel gardent une trace importante de cette période. Mais il se lasse des cours du Conservatoire, trop classiques à son goût, et il est renvoyé en 1895 des classes d’harmonie et de piano. Il revient cependant deux ans plus tard pour suivre les cours de Gédalge et de Gabriel Fauré. Ravel compose un début d’opéra, Shéhérazade, dont la seule ouverture provoquera un tollé. Il est définitivement classé dans les compositeurs modernes. Cependant son œuvre Pavane pour une infante défunte (1899) lui apporte une certaine notoriété et reste de nos jours très jouée.

Des débuts difficiles

En 1901, il n’obtient qu’une seconde place au prestigieux Prix de Rome. Il tente encore sa chance en 1902, 1903 et 1905...en vain. Pourtant, il a déjà composé des œuvres importantes : ses Jeux d’eau dédiés à Fauré (1901 : écouter le début), son Quatuor à cordes (1902 : écouter la fin du mvt 1) et il a le soutien de figures éminentes comme Camille Saint-Saëns ou Fauré. Mais les conservateurs l’emportent sur les tenants du modernisme.

Il s’éloigne alors des milieux officiels. Admirateur d’Achille Claude Debussy, de 13 ans son aîné, il prend fait et cause pour Pelléas et Mélisande lors de la création en 1902. Ses déboires au Prix de Rome n’empêchent pas Ravel d’affirmer sa personnalité musicale. S’ouvre pour lui une période particulièrement féconde au cours de laquelle il compose notamment les mélodies de Shéhérazade (1904), les Miroirs et la Sonatine pour piano (1905), l’Introduction et allegro pour harpe (1906), le cycle de mélodies des Histoires naturelles (1906 : écouter le Grillon), la Rhapsodie espagnole (1908 : écouter la fin), la suite pour piano Ma Mère l’Oye (1908) et son grand chef-d’œuvre pianistique, Gaspard de la nuit (1908 : écouter le début de Scarbo).

Mais la critique a tendance à le comparer à Debussy. S’il est vrai que leurs sources d’inspiration sont proches (la nature, la musique française, l’Espagne, l’Orient, le jazz...), leurs langages sont fondamentalement différents : en fait, l’orchestre et le piano de Ravel sont plus éblouissants, mais formellement il est moins audacieux que Debussy. Ces rapprochements les agacent l’un comme l’autre et, sans être rivaux, ils ne se lieront jamais d’amitié, leurs relations restant strictement professionnelles.

L’arrivée à Paris des ballets russes de Sergueï Diaghilev relance la carrière de plusieurs musiciens dont Ravel. Ami d’Igor Stravinski, il étudie les œuvres d’Arnold Schönberg et compose une musique de ballet. Daphnis et Chloé voit le jour en 1912 (écouter la fin). C’est un fiasco au point que le ballet est retiré. Cependant cette œuvre aura un peu plus tard la place qu’elle mérite, c’est-à -dire celle d’un des plus grands ballets de ce siècle.

La guerre

Ardent patriote, Ravel tient à participer à la défense de son pays. Bien qu’il soit exempté de service militaire en raison de sa petite taille, il parvient à force de démarches, à se faire engager comme conducteur de camion et il est envoyé près de Verdun. Mais, alors que Debussy tombe dans le nationalisme, il refuse de prendre part à la Ligue nationale pour la défense de la musique française (créée en 1916 autour notamment de Vincent d’Indy et Saint-Saëns). Du front, il écrit au comité de cette Ligue :

« [...] Je ne crois pas que « pour la sauvegarde de notre patrimoine artistique national » il faille « interdire d’exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines ». [...] Il serait même dangereux pour les compositeurs français d’ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l’heure actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s’enfermer en des formules poncives. Il m’importe peu que M. Arnold Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Béla BartókZoltán Kodály et leurs disciples soient hongrois et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur. [...] D’autre part, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire prédominer en France, et de propager à l’étranger toute musique française, quelle qu’en soit la valeur. Vous voyez, Messieurs, que sur bien des points mon opinion diffère suffisamment de la vôtre pour ne pas me permettre l’honneur de figurer parmi vous. » (note Ravel 1)

Il est réformé en mars 1917 pour dysenterie. Le décès de sa mère et la guerre le laissent dans la souffrance. Il souffre de terribles insomnies. Il dédie à des amis tombés au front son Tombeau de Couperin, 6 pièces pour piano (écouter le début de la Forlane). En 1921, il s’achète une résidence à Montfort-l’Amaury. La vie calme le sortira de cette dépression. Il fait de cette maison qu’il a surnommée « le belvédère« un véritable musée.

Néo-classicisme

La guerre avait bouleversé la société et remis en cause les canons esthétiques hérités de ce qu’on allait bientôt appeler la « Belle Époque » : tout un pan de la musique européenne prend un virage néoclassique. Exemples : la Symphonie classique de Sergueï Sergueïevitch Prokofiev (écouter le 3e mvt, menuet) ou Pulcinella de Stravinski (écouter le n° 18, Vivo). Ravel y contribue à sa manière avec La Valse (1920 : écouter la fin).

1928 : le jazz et le Boléro

1928 est pour Ravel une année particulièrement faste. C’est d’abord une tournée triomphale aux États-Unis et au Canada. À New-York, il fréquente les clubs de jazz de Harlem. Il est fasciné par les rythmes de cette musique qui avait déjà séduit Debussy (écouter la fin de Golliwog’s cake-walk extrait de Children’s Corner). Ravel introduit volontiers des rythmes syncopés dans ses œuvres, notamment dans L’Enfant et les Sortilèges (1919-25 : écouter le Ragtime de la théière), dans la Sonate pour violon et piano (1924-27 : écouter la fin du Blues du 2nd mvt) et dans le Concerto pour piano n°2 en sol (1930-31 : écouter le début).

Il exhorte même ses hôtes à y attacher plus d’importance : « Vous, les Américains, prenez le jazz trop à la légère. Vous semblez y voir une musique de peu de valeur, vulgaire, éphémère. Alors qu’à mes yeux, c’est lui qui donnera naissance à la musique nationale des États-Unis. » (extrait d’une interview à une revue américaine).

Il rencontre le jeune Gershwin qui lui demande des leçons (écouterla fin du 1er mouvement de Rhapsody in Blue, 1924). Il répond par la négative : « Vous perdriez la grande spontanéité de votre mélodie pour écrire du mauvais Ravel... Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe, alors que vous pouvez devenir un Gershwin de première classe ? » (note Ravel 2). On lui attribue aussi une réplique beaucoup plus prosaïque : « S’il est vrai que vous gagnez des centaines de milliers de dollars avec vos chansons, c’est plutôt à vous de me donner des leçons !»

À son retour des États-Unis, il répond à la commande de son amie Ida Rubinstein pour un « ballet de caractère espagnol » : ce sera le Boléro, qui lui apportera la consécration internationale (écouter un extrait). Le ballet est créé à Paris en novembre 1928 devant un parterre quelque peu stupéfié. Cette œuvre singulière, qui tient le pari de durer 17 mn avec seulement une ritournelle inlassablement répétée, n’est considérée par son auteur que comme une expérience d’orchestration. Il est vite exaspéré par le succès de cette partition qu’il dit « vide de musique ». Une dame criant « Au fou, au fou ! » après l’audition de l’œuvre, il acquiesce : « Celle-là , elle a compris ! » (note Ravel 3)

1933-1937 : fin tragique d’un génie

En 1932, il est victime d’un accident de taxi qui accentue une maladie neurologique bien antérieure. Il perd peu à peu la faculté de composer : « Je ne ferai jamais ma Jeanne d’Arc ; cet opéra est là , dans ma tête, je l’entends, mais je ne l’écrirai plus jamais, c’est fini, je ne peux plus écrire ma musique. » (note Ravel 4) Il perd aussi la parole ; cet état d’impuissance est d’autant plus difficile à vivre pour lui que son intelligence et ses facultés créatrices sont parfaitement préservées. Il est réduit au silence « alors qu’en lui se débattaient encore tant d’harmonies, tant d’oiseaux, de guitares, de danses et de nuits mélodieuses. » (Colette, note Ravel 5)

Une opération du cerveau est tentée en 1937 mais il sombre dans le coma et meurt le 28 décembre 1937 à Paris. Il avait 62 ans. Son décès provoque dans le monde une grande émotion, que la presse relaye dans un hommage unanime. Le discours officiel de la République française est prononcé à son enterrement par Jean Zay, alors ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts.

Un artiste exigeant mais sensible

Composer ne semble avoir jamais été chose facile pour Ravel. Son refus de céder à cette « haïssable sincérité de l’artiste, mère de tant d’œuvres bavardes et imparfaites » lui donne le goût de la contrainte auto-imposée : Concerto pour la main gauche (écrit pour un pianiste autrichien invalide de guerre : écouter un extrait) où l’on croit entendre les 2 mains, Le Gibet (extrait de Gaspard de la nuit : écouter le début) où le même si bémol est répété tout au long de la pièce de façon lancinante, Le Boléro où le même thème est répété 17 fois sans aucune variation ni modulation (lire une analyse), etc. De sorte qu’en près de 40 ans, il ne compose qu’une centaine d’œuvres et jamais dans le même genre : chacune est une expérience unique, originale et parfaitement aboutie.

Deux fois, il aborde l’opéra (Shéhérazade, 1898 et La Cloche engloutie, 1896). Mais il se sent peu à l’aise dans ce genre si encombré de traditions : il abandonne et ne nous laisse aucune esquisse. Par contre, il nous offre 2 fantaisies lyriques pleines de finesse et d’humour : L’Heure espagnole (1907 : écouter le final) et L’Enfant et les Sortilèges (1919-25 : écouter l’Air des Chats).

Musicien très éclectique, son inspiration s’alimente à de nombreuses références : Chabrier (dont il orchestre le Menuet Pompeux), Fauré (qui fut son professeur), Satie (dont il orchestre le Prélude du Fils des étoiles), Debussy (dont il orchestre la Tarentelle Styrienne et transcrit les Nocturnes pour 2 pianos), Franz Liszt (dont il prolonge la technique pianistique), le Groupe des Cinq (il orchestre notamment les Tableaux d’une Exposition de Modest Moussorgski), et même Schönberg : ses Trois poèmes de Mallarmé (1913 : écouter le début de Placet futile) sont contemporains du Pierrot lunaire (1912 : écouter le début) et comportent curieusement les mêmes instruments alors qu’il ne l’avait jamais entendu. On trouve aussi dans sa musique des résonances empruntées au jazz, au folklore (tzigane, grec, hébraïque), à l’Espagne, à l’Orient, etc. Il a su synthétiser ces multiples influences dans un style très personnel et original.

Celui que Stravinski raillait pour sa méticulosité en le qualifiant d’« horloger suisse » savait, dans sa démarche créative, garder l’équilibre entre inspiration et réflexion, entre imagination et construction méthodique : ces 2 pôles caractérisent son œuvre. Surtout, et c’est sans doute le plus important, sous le masque du dandy élégant, du technicien perfectionniste et rigoureux, se cachait un être profondément humain, d’une grande probité intellectuelle, d’une infinie tendresse et d’une immense sensibilité. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le 2nd mouvement de son Concerto pour piano en sol (1930-31 : écouter le début).

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